Weronika PelczyÅ„ska et Magda Fejdasz: Je pense à nous comme à une sculpture dévoilée [ENTRETIEN] par Marcelina Obarska
«La chorégraphie et les arts visuels peuvent s’inspirer mutuellement dans un échange créatif, suscitant l’intérêt de nouveaux publics et stimulant la participation culturelle », affirment Weronika Pelczynska et Magda Fejdasz. Toutes deux chorégraphes et interprètes, elles sont les créatrices de Sculptrices, une œuvre née en dialogue avec l’exposition Sans corset – Camille Claudel et les sculptrices polonaises du XIXe siècle au musée national de Varsovie. En mars 2024, cette création chorégraphique sera présentée à Mayence, en Allemagne, dans le cadre du Spring Forward Festival, organisé par le réseau européen de danse et de chorégraphie Aerowaves.

PHOTOS: MAREK ZIMAKIEWICZ
Marcelina Obarska : La traduction française du titre de votre œuvre est Sculptrices, un terme plutôt neutre. Le titre original en polonais, en revanche, porte une certaine rudesse, teintée d’émotion. Pourquoi avoir choisi « rzeźbiara » et non « rzeźbiarka », qui est le mot le plus commun?
Weronika PelczyÅ„ska : Le mot polonais « rzeźbiara » évoque pour moi « dresiara » [loubarde] qui vient du langage populaire. Il est un peu brutal et très physique. Ce mot fait penser à la rue, à une certaine rudesse, et met en valeur l’aspect artisanal du geste, du corps en action. Lorsque nous cherchions un titre pour cette œuvre, nous voulions souligner la force des femmes, leur détermination, et l’endurance physique qu’exige leur métier. Mais aussi le rôle social qu’elles assument en tant que sculptrices. C’est dans cette optique que nous avons choisi Rzeźbiary : un titre plus accessible, pensé pour inviter un large public à entrer dans le monde de l’art. Nous souhaitions aussi proposer une forme d’expérience interactive autour de la sculpture — une discipline encore relativement peu visible aujourd’hui. En français, « sculptrice » est un mot plus rare que « sculptueur », peut-etre plus élégant dans sa sonorité. Les deux titres, en polonais et en français, éclairent d’un jour nouveau les parcours des femmes artistes auxquelles nous rendons hommage dans cette chorégraphie : Tola Certowicz, Maria Gerson-DÄ…browska, Antonina Rożniatowska, Natalia Andriolli, entre autres. Ils permettent de souligner à la fois leurs origines sociales — la plupart venaient de familles aisées, avaient étudié ou travaillé à l’étranger — et la rigueur physique que leur travail impliquait. Ce sont des pionnières, dont les œuvres constituent une véritable contribution à l’histoire de la sculpture, en Pologne comme à l’international. Aujourd’hui le mot « rzeźbiara » a une résonance puissante dans l’univers des artistes femmes en Pologne.
Magda Fejdasz : Le polonais est une langue très souple, qui se prête facilement au jeu sur les mots et leurs significations. Le terme « rzeźbiara » évoque « typiara » — un mot d’argot pour désigner des filles débrouillardes, issues de la rue ou de milieux populaires. Comme l’a dit Weronika, cela renvoie à un langage cru, à l’argot des salles de sport, à un rapport direct, physique et instinctif à la création.
Weronika PelczyÅ„ska : Cela s’est ressenti aussi dans le processus même de création chorégraphique. La préparation du spectacle a commencé par une véritable « sculpture » de nos propres muscles, à la salle de sport — pour pouvoir soulever, porter, modeler, renforcer… pétrir le corps, comme le faisaient les sculptrices du XIXe siècle lorsqu’elles travaillaient physiquement sur les formes, sur les modèles de leurs œuvres. C’est d’ailleurs à cette époque que l’on commence à reconnaître socialement l’importance de la culture physique, avec l’apparition de la gymnastique. Aujourd’hui, on observe un retour de cette attention portée au corps, en particulier dans nos milieux artistiques.
Magda Fejdasz : Oui, nous sommes allées à la salle de sport pour soulever un peu de poids avant de commencer à nous soulever mutuellement. Nous tenions à renforcer nos corps, à commencer le travail du duo par un entraînement commun, mais aussi par un travail de sculpture sur nos propres corps. L’idée était que le corps féminin, fort et agile, apparaisse d’emblée au public comme un point de départ et non comme le produit d’une mise en scène. Pour revenir au titre : dans certaines professions, les formes verbales féminines sont encore si récentes que l’on peut s’amuser à en explorer la forme et le sens. Nous avions déjà abordé ce sujet dans notre précédente création, Réfraction – Chorégraphie des regards, conçue avec Patrycja KowaÅ„ska. Nous y travaillions sur les équivalents féminins des noms de métiers du théâtre, en inventant des néologismes qui n’incluaient pas le suffixe féminin « -ka », souvent perçu comme dévalorisant.
Quant à Sculptrices, en français, ce mot est encore peu courant — on dit le plus souvent « une femme sculpteur ». Le titre français de notre pièce n’a peut-être pas la plasticité du mot polonais, à laquelle nous nous identifions, mais il introduit un changement de perspective qui, pour nous, est essentiel dans la dramaturgie et le rythme de cette œuvre.
Weronika PelczyÅ„ska : Je pense aussi à la question du statut, que le langage met en jeu. Pendant notre travail, nous avons beaucoup réfléchi à cette notion dans le contexte de la visibilité de la chorégraphie en tant que discipline. On plaisantait en disant que, en tant que chorégraphes expérimentales, nous avions enfin obtenu notre scène « d’un mètre sur un mètre » — sous la forme d’un socle pour sculpture — non pas dans un théâtre, ni dans une maison de la danse ou de la chorégraphie, mais… au musée national. Le lieu a transformé notre création, notre processus, en une sorte de fantaisie autour de la figure des artistes nationales (rires). Ce socle est devenu pour nous une contrainte scénique, un symbole des possibilités limitées qui s’offrent aux chorégraphes, comme aux sculptrices, en Pologne. Il y a encore beaucoup à accomplir pour faire connaître ces domaines. Je rêve d’un monde où les questions artistiques seraient aussi présentes dans l’espace public, aussi suivies, aussi débattues, que les que les discours politiques. Vous imaginez ? Un sujet d’art chaque jour dans les actualités nationales polonaises. Ce serait fou!
Pendant l'exposition organisée par la commissaire Ewa ZiembiÅ„ska, on pouvait également y voir des œuvres d'artistes étrangères qui ne faisaient pas partie des collections du musée national de Varsovie, telles que celles d'Hélène Bertaux ou Camille Claudel. Pendant l'exposition, les œuvres de Claudel étaient protégées par des cloches en verre. À mon sens, cela créait un statut socio-économique différent de celui des œuvres polonaises, qui étaient exposées sans protection et paraissaient ainsi plus accessibles. Mais c'était loin d’être le cas. Nous avons appris par la suite que les sculptures polonaises devaient également être protégées de cette manière, mais la curatrice a pris soin de les laisser visibles afin de permettre une observation plus intime. Après notre invitation à Aerowaves, je pense à nous comme à une sculpture dévoilée. Présentée dans un autre contexte, elle pourrait rapprocher le public d'une partie de l’archive polonaise et créer un espace de dialogue sur ce qui nous est commun, ce qui nous lie, en tant que sœurs.
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Que pourrait-il advenir de cette œuvre si elle était « exportée » à l'étranger ?
Magda Fejdasz : Nous espérons qu'elle gagnera un nouveau contexte. Auparavant, les outils de la nouvelle chorégraphie soutenaient le contenu de l'exposition, mais désormais, l'héritage de la sculpture des XIXe et XXe siècles deviendra un espace pour raconter l’histoire du corps féminin et de la sororité comme forme chorégraphique d'émancipation. Nous espérons aussi pouvoir simplement jouer, montrer cette œuvre. Le musée n'est pas un environnement naturel pour la danse, où des représentations seraient données quotidiennement. Cela nous a rappelé à quel point l'espace dans lequel cette œuvre est présentée est essentiel. Je pense ici à son aspect visuel, à son potentiel architectural. Le lieu de présentation ne doit pas entrer en concurrence avec la réception de la chorégraphie. L’espace ne peut pas être excessivement décoré, il doit être simple, spacieux, lumineux, et aussi haut que possible. Dans ce contexte, nous pensons que les lieux sociaux et ouverts, où l'on rencontre des sculptures, comme les jardins, les couloirs, les halls, les églises, mais aussi les espaces muséaux qui portent souvent leurs propres histoires, seraient idéaux. Un autre aspect important de l'espace est une bonne acoustique. Ainsi, la composition musicale créée par Natan Kryszk, en harmonie avec nos voix qui font partie intégrante de l'œuvre, pourra résonner correctement et être bien audible.
Weronika PelczyÅ„ska : Nous sommes reconnaissantes et enthousiastes à l'idée de pouvoir développer ce travail au sein du prestigieux réseau Aerowaves. C'est un honneur d'être l'une des vingt œuvres sélectionnées pour 2024. Nous espérons qu'à travers les spectacles prévus au mois de mars en Allemagne, nous pourrons présenter un langage scénique propre à notre collaboration. Nous y puisons dans l'analogie du corps avec la matière sculpturale, qui, sous l'effet du toucher et de la pression, se transforme. Lorsque nous travaillons l'une sur l'autre, en traitant l'autre comme un objet de notre création, la question de la subjectivité et de l'affectivité du corps féminin, des corps féminins en relation, se pose. Il sera intéressant de présenter Sculptrices à un public international de danse, pour lequel le contexte de la sculpture polonaise peut être inconnu, et parmi d'autres artistes et créateurs de la sculpture.
Que se passe-t-il lorsque la chorégraphie Sculptrices est sortie du contexte de l'exposition pour laquelle elle a été créée ? Que cela signifie-t-il pour vous ?
Weronika PelczyÅ„ska : J'aimerais que Sculptrices devienne une sorte d'exposition corporelle et éphémère. C’est ainsi que nous concevons la chorégraphie – comme une archive socio-culturelle qui peut raviver publiquement la mémoire, dans ce cas, la mémoire de l'art de la sculpture féminine. Sculptrices, sur le plan formel, évoque l'œuvre des artistes polonaises. Des amis et connaissances parmi les spectateurs nous ont dit que, grâce à cette action à un niveau somatique, ils avaient mémorisé certaines œuvres. Ou qu'en raison du rythme « ha ha ha » (syllabes que nous chantons), ils avaient retenu certains noms ou titres d’œuvres. De telles expositions éphémères pourraient être précieuses non seulement pour les chorégraphes, mais aussi pour les institutions culturelles elles-mêmes, comme une nouvelle forme d'action éducative, intégrant la mémoire au niveau du corps. L'œuvre invite en effet à créer et à participer à l'art.
Magda Fejdasz : Nous avons créé Sculptrices comme une activité complémentaire à l'exposition Sans corset... , et il était important pour nous qu'après la présentation, le public puisse découvrir l'exposition et revenir sur les questions soulevées, satisfaire sa curiosité. Aujourd'hui, nous faisons face à un nouveau défi, car la chorégraphie doit se passer de l'exposition. Ce n'est peut-être pas un problème pour la dramaturgie, mais cela empêche de revoir les sculptures en direct. Actuellement, lors des répétitions avec la deuxième distribution de Sculptrices, avec les talentueuses Monika Szpunar et Dana Chmielewska, nous cherchons à renforcer l’aspect historique et à mettre en valeur la sculpturalité du corps à travers le mouvement. À Mayence, Sculptrices sera dansé par le duo PelczyÅ„ska /Szpunar. Nous espérons pouvoir bientôt le partager dans différentes configurations de duos, d’où l'idée d’élargir l’équipe.
Je me suis demandé comment on pourrait qualifier la présence de la chorégraphie dans les espaces d’exposition. J’aime beaucoup l’expression « symbiose facultative », un terme emprunté au monde naturel, qui désigne une forme de coexistence possible, mais non obligatoire. Quelle est donc la nature de cette relation entre le musée — ou la galerie — et la chorégraphie ? Quels bénéfices chacune des deux parties peut-elle tirer de ce lien ?
Weronika PelczyÅ„ska : Inépuisables ! [rires] Je vais te raconter une petite anecdote de nos répétitions au musée national. Comme je l’ai dit, on voulait créer une œuvre qui fasse écho non seulement à l’exposition, mais aussi à l’institution elle-même. Pour entrer dans cette fameuse « symbiose facultative », on venait souvent répéter sur place – dans les halls, les couloirs, au cœur même de l’exposition. À un moment, on s’est demandé combien de temps faudrait-il avant que les gens du musée commencent à nous reconnaître. Et c’est arrivé : un jour, un agent de sécurité nous a simplement lancé : « Ah, mesdames sculptrices ! »
Magda Fejdasz :Nous nous sommes adaptées au rythme de l’institution, en travaillant pendant les jours de fermeture ou en dehors des horaires d’ouverture du musée. Ce qui a été particulièrement précieux, c’était de pouvoir présenter des scènes à un « public accidentel ». Par exemple : les surveillants et surveillantes des salles, qui arrivaient au travail et, avant de commencer leur journée, assistaient à une répétition matinale de polonaise, ou nous voyaient danser au rythme de la musique techno. Ou encore, certains groupes invités par les commissaires pour visiter l’exposition : en attendant dans le hall, ils assistaient à nos répétitions. Ces moments ont été pour nous de véritables présentations, qui, à travers le regard du spectateur, renforçaient nos choix chorégraphiques. Dans le domaine de la chorégraphie, on parle de « présentations en cours de processus ». Ici, elles étaient fortuites, mais tout aussi importantes.
Weronika PelczyÅ„ska : Une telle « symbiose facultative » c’est aussi respecter ce qui existe, travailler dans les limites des possibilités. Si un musée utilise un autre médium artistique qui ne fait pas partie de ses collections, il soutient et développe le marché de l'art, sans attendre que l'art soit suffisamment célèbre pour être exposé dans une institution nationale. De plus, peut-être sommes-nous témoins d'un changement progressif dans la pensée et la reconnaissance du fait que les œuvres collectées peuvent aussi être éphémères et immatérielles. Je le dis avec espoir. Je connais un seul cas d'achat d’une œuvre chorégraphique par une galerie pour sa collection permanente – il s'agit de Jumpcore de PaweÅ‚ Sakowicz, acquis par la galerie ZachÄ™ta. Peut-être est-ce un signe qu’il y a plus de possibilités pour lier la chorégraphie aux espaces d’exposition.
Magda Fejdasz : Nos préparatifs étaient également accompagnés de visites chorégraphiques. Les spectateurs pouvaient alors danser dans l’espace de l’exposition. C'était aussi l'occasion de bousculer ce que nous entendons habituellement par le terme « musée », d’introduire de l'air et une atmosphère de détente dans ce lieu solennel. Beaucoup de gens sont sincèrement enthousiastes à l'idée de pouvoir danser dans un musée ou une galerie. Je suis convaincue que la chorégraphie et les arts visuels peuvent s’inspirer mutuellement dans un échange créatif, suscitant l’intérêt de nouveaux publics et élargissant le champ des participants culturels.
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Comment s’est déroulée la production des Sculptrices dans le contexte des conditions institutionnelles ? Vous en avez déjà un peu parlé, en évoquant la relation avec l'agent de sécurité ou le polonaise devant les commissaires des expositions.
Magda Fejdasz : Nous avons commencé par identifier les points de contact entre l'exposition et nos pratiques chorégraphiques antérieures. Avant même l'ouverture de l'exposition, nous en avons discuté avec la commissaire Ewa ZiembiÅ„ska et avec Marta SzymaÅ„ska, qui nous avait invitées au nom du musée national. Nous avons visité l'exposition à plusieurs reprises, étudié les sculptures, et cherché une manière de faire ressortir la question de la sororité dans l'exposition. Finalement, nous avons choisi de travailler uniquement avec les sculptures créées par des femmes, bien que l'exposition comprenne également une salle dédiée aux maîtres, avec les œuvres d'artistes hommes. Nous avons sélectionné des représentations des corps masculins et féminins, mais uniquement celles sculptées par des femmes. Le travail chorégraphique réalisé au musée a été déterminé par l’espace. Nous avons investi le podium à cause de la lumière naturelle provenant du puits de lumière du plafond et de la proximité immédiate de l’exposition. Nous tenions à ce que, lors des premières représentations, le public puisse découvrir l’exposition juste après le spectacle. Pendant notre travail, nous avons également lu des ouvrages de Maria Janion, Jolanta Brach-Czaina, Lisa Appignanesi. Grâce à elles, nous avons plongé dans les significations de la représentation féminine et de la symbolique. De plus, nous avons étudié l’origine de la polonaise, car, à la même époque que celle où travaillaient les artistes présentées dans l’exposition, cette danse a acquis le statut de danse nationale. Par ce moyen symbolique, nous souhaitions que ces artistes deviennent des icônes sociales.
Weronika PelczyÅ„ska : En plus des répétitions au musée, nous avons utilisé l’espace du Centrum w Ruchu. Ce lieu, que je co-crée depuis plus de dix ans, est dédié à la chorégraphie indépendante à Varsovie et constitue un point clé sur la carte de la nouvelle chorégraphie en Pologne. Dans ce projet, nos collaborateurs ont également joué un rôle important : Monika Nyckowska, la costumière, Monika Stolarska, responsable de l'identité visuelle et de l'affiche, Alicja Czyczel, la dramaturge, et Natan Kryszk, qui, en plus de créer la musique, nous a également soutenues en tant que sculpteur. C’est lui qui nous a aidées à mieux comprendre ce medium et à voir comment le traduire dans une action chorégraphique. Une rencontre marquante fut également celle avec la costumière polonaise Anna Kontek, qui nous a partagé son savoir sur Camille Claudel. Anna vit actuellement en Finlande, et c’est grâce à notre travail autour de l’exposition que nos chemins se sont croisés.
De mon point de vue, ce projet a commencé bien plus tôt, grâce au soutien financier de l’Institut Adam Mickiewicz dans le cadre du programme de résidence Romantic New Stage!. À l'époque, je m’intéressais aux figures féminines dans la littérature romantique et j'avais consulté mon idée avec la chorégraphe britannique Charlotte Vincent. Romantic New Stage! a été un programme merveilleux qui m'a permis de développer mon travail conceptuel. Je le considère comme unique dans le domaine de l’art contemporain et d'une grande nécessité. À la suite de ces recherches, j'ai pris contact avec Marta SzymaÅ„ska, et c’est ainsi que notre voyage – celui de Magda et moi – a commencé. Aujourd'hui, après cette expérience, je dirais que développer ce projet en « symbiose facultative » avec nos partenaires artistiques et l’institution culturelle a créé l’environnement idéal pour son développement.
Je perçois votre geste dans Sculptrices avant tout comme visant à mettre l'archive en mouvement, alors qu'elle est habituellement perçue de manière statique. L'exposition elle-même s'inscrit dans le courant de la création d'une archive féministe qui déconstruit le canon. Auparavant, je me suis demandée dans quelle mesure le travail de la chorégraphe est identique à celui de l'archiviste féministe. D'après ce que vous dites, je peux en conclure que, pour vous, ces pratiques sont identiques.
Weronika PelczyÅ„ska : Nous travaillons souvent avec l’archive dans le cadre de projets liés aux pratiques de sororité, mais c’est aussi un sujet en soi. Nous l’observons à la fois à travers le prisme de l’individu et dans le contexte de la mémoire collective et de sa reconstruction par la création de communautés autour d'un thème particulier. La question de la mémoire m’est proche depuis que j'ai commencé à collaborer avec la chercheuse Aleksandra Janus. Le thème du corps en tant qu’archive, nous l’explorons ensemble à trois, avec Aleksandra et la mentionnée Monika Szpunar, dans la performance Still Standing, produite par l’organisation activiste juive FestivALT [un travail de 2021 qui dialogue avec la chorégraphie historique de la chorégraphe israélienne Noa Eshkol préparée pour le dixième anniversaire de l'insurrection dans le ghetto de Varsovie et présentée en 1953 au kibboutz Lohamei Hageta’ot en Israël – NDLR]. Dans le cadre du thème de l’archive, nous avons également travaillé avec la dramaturge Patrycja KowaÅ„ska sur Réfraction –
Chorégraphie des regards évoquée par Magda. Là, nous avons mis en lumière le rôle et la mémoire des chorégraphes qui collaborent avec le théâtre dramatique polonais depuis plus de cent ans. Dans ce travail, nous nous sommes attachées non seulement à archiver les noms, mais aussi à faire émerger la voix de la communauté de ces créateurs. C’est ainsi que nous avons initié l’entretien collectif Pratiques chorégraphiques douces-amères dans le théâtre, publié dans la revue Didaskalia, qui raconte la perspective collective de la chorégraphie dans le théâtre dramatique polonais.
Je vois aussi l’archive comme une clé pour comprendre le corps. En travaillant sur Sculptrices, nous avons observé cela dans l’acte d’incarner la sculpture. Par exemple, lorsqu’au cours du processus nous avons appris que Magda était enceinte, nous avons commencé à regarder les œuvres présentes dans l'exposition avec encore plus d'attention. Dans les sculptures de Camille Claudel – L’Abandon, La Supplicante ou Profonde Pensée – nous avons remarqué des arrondis que nous avions auparavant négligés. Cela nous a permis de découvrir que Claudel avait souvent été enceinte d'Auguste Rodin et qu’elle avait avorté de ces grossesses. Bien sûr, nous n’avons pas la certitude que ces œuvres datent réellement des périodes où elle était enceinte. Pourtant, c’est seulement grâce à notre filtre personnel que nous avons commencé à regarder ces sculptures à travers le prisme d'une archive corporel individuel, et pas uniquement comme une archive de l’époque, du style ou de la forme.
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Comme vous l'avez dit, Sculptrices est votre nouveau travail commun. Réaliser l'idée de la sororité dans le travail semble généreux, et aujourd'hui, nous prononçons aisément des mots comme « soin » ou « collectivité ». Cependant, ce qui m’intéresse aussi, ce sont les difficultés, les côtés sombres, les hésitations, les trébuchements, les apories. Quel est le plus grand défi de la collaboration artistique ? Qu'est-ce que le partenariat représente pour vous ?
Magda Fejdasz : La sororité est un sujet vaste et un slogan de plus en plus populaire. Il y a quelques années, lorsque nous avons commencé notre collaboration et que nous nous sommes intéressées à ce thème, il nous paraissait assez exotique. À l’époque, c’était pour moi un espace de curiosité, un potentiel pour nommer les relations autrement qu’à travers le concept de fraternité. Je sentais qu’on pouvait parler du soutien, de la force et des aspects sombres de la collaboration féminine de manière différente. Aujourd’hui, en entendant « sororité », je vois des cercles de femmes associés à la bienveillance et à l’empathie, mais je constate que c’est seulement une facette parmi d’autres de la sororité, qui, en réalité, est plus complexe. Je pense que ce terme est désormais employé de manière simplifiée et peut parfois être utilisé à des fins commerciales.
Weronika PelczyÅ„ska : Nous nous sommes, Magda et moi, intéressées à la sororité parce que nous ne savions pas ce que cela signifiait. J'ai étudié dans une école pour filles, où la sororité revêtait de multiples facettes, pour le dire à moitié sérieusement. Nous avons abordé ce sujet en nous posant de nombreuses questions. Par exemple, comment respecter notre individualité ? Nous avons observé que la diversité parmi les hommes nous est mieux connue que chez les femmes. J’ai réalisé que, dans ma pensée, il y avait davantage de figures iconiques masculines que féminines. Sur le plan chorégraphique, nous explorons la sororité comme une forme de grande indépendance dans un espace cultivé ensemble. Nous nous intéressons à un travail collectif qui ne fait pas disparaître l’individualité. Plus nous sommes séparées, plus nous avons un objectif commun. Notre collaboration avec Magda se déroule très naturellement. Même les sujets difficiles, nous savons les aborder par le dialogue, nous nous donnons de l’espace pour nous entendre. Parfois, nous ne nous comprenons pas, mais nous revenons l’une vers l’autre en disant « J’ai besoin de plus de temps, il faut que ça se mette en place ». Nous cherchons à utiliser diverses méthodes de feedback constructif pour le processus. Lorsqu’il s’agit du travail corporel, nous devons accepter que nos corps sont nos archives. La collaboration est un art de poser des limites, de chercher des méthodes pour les établir avant qu’elles ne soient franchies. Nous utilisons le feedback créatif et la communication non violente, tout en laissant place aux émotions qui nous envahissent. Dans Sculptrices, la sororité se transforme: parfois elle révèle la compétitivité dans le conflit avec le soin, parfois elle le soutient. Peut-être assumons-nous à tort que le soin ne peut pas être une force…
Magda Fejdasz : …et d’un autre côté, parfois le soin peut être de la violence.
Weronika PelczyÅ„ska : C’est peut-être pourquoi ce qui nous intéresse, c’est la processualité de la sororité, et non sa représentation.
Magda Fejdasz : La processualité entendue comme une caractéristique importante de la sororité. Jusqu'à présent, dans Sculptrices, c’est cet aspect-là qui se manifeste le plus fortement pour moi. En commençant le travail, nous allions à la salle de sport trois fois par semaine, nous soulevions des poids, nous faisions énormément de choses ensemble. Puis, j’ai réalisé que j’étais enceinte et que certaines choses ne seraient plus possibles pour moi. Le processus de force a donc été soutenu par le soin et la vigilance des deux côtés. Les proportions de nos actions ont changé. Weronika était suffisamment ouverte pour que je me sente en sécurité. Je sentais que je pouvais travailler créativement et que la grossesse ne m’excluait pas de notre processus. Nos outils nous permettaient d’accomplir ce que nous voulions sans que j’aie à soulever de poids excessifs. La fluidité est pour moi un aspect très important de la sororité dans le processus créatif. Nous avons commencé à un certain point, nous avons défini une direction, mais au fur et à mesure nous avons toutes les deux réagi en accord avec les circonstances. Nous n’avons pas cherché à forcer quoi que ce soit dans une direction précise. Nous travaillons souvent en duos féminins. Les représentations du corps que nous explorons sont des représentations de relations. Notre premier duo a été une performance dans le spectacle au musée de l’insurrection de Varsovie Où vas-tu, petite fille ? mis en scène par Agnieszka GliÅ„ska en 2016, où Weronika était également responsable de la chorégraphie. Nous avons alors remarqué que, culturellement et socialement, deux corps féminins proches sont rarement représentés. Le premier réflexe en voyant deux femmes est souvent de penser à des sœurs, des amies ou des rivales. Dépasser ces significations, les explorer et proposer de nouvelles interprétations est quelque chose qui nous intéresse.
Marcelina Obarska est diplômée en études théâtrales de l’Université jagellonne de Cracovie. Elle prend également part à des projets théâtraux et performatifs, tant en Pologne qu’à l’étranger.




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